Au présent, en imagination

Je rends une nouvelle fois visite à l’entreprise de récupération de métaux, installée au 15 rue des Fillettes, en face du Bâtiment recherche Nord. Lors de mes précédentes venues, j’ai joué de malchance, le patron n’étant pas présent je n’avais donc pas pu entrer dans les lieux. Un employé que je croise dans la cour, à l’entrée du site, m’oriente vers un responsable. Je le rejoins ; il est au volant d’un petit camion, prêt à partir. Je contourne le véhicule pour pouvoir lui parler côté conducteur ; il me répond accoudé à la vitre de la portière avant. Il m’accorde quelques secondes, très aimablement. Il me confirme que l’entreprise assure le tri des métaux pour, ensuite, les acheminer au Port de Gennevilliers où ils rejoindront une fonderie. J’apprends que l’entreprise exerce dans ces locaux depuis une trentaine d’années et qu’elle y salarie une dizaine de personnes. À ma demande de faire quelques photos, il me renvoie vers le patron, en me précisant qu’il sera là dans 10 mn / un quart d’heure. Je décide de patienter.

Je m’installe sur le côté, à droite du portail d’entrée, et j’observe l’activité du lieu. En face de moi, deux personnes déchargent une camionnette et entreposent leur livraison sur un tas de matériaux déjà assez imposant. Dans cet enchevêtrement de pièces métalliques, j’aperçois une bicyclette, un étendoir, une portière de voiture, un chauffe-eau. Je m’amuse pendant quelques instants à « déchiffrer » cet amoncellement en essayant d’y distinguer quelques objets qui me seraient familiers. Est-ce que l’exercice relève d’une observation participante ? En tout cas, je me tiens soigneusement à distance de ce que serait une observation impliquée, bien trop inquiet de me blesser. Je poursuis mon jeu de piste et je parviens à discerner un sommier à lattes et ce qui ressemble fort à une cuisinière. En fait, je ne vois que ce que je suis capable de reconnaître, et je signe là un grand classique de l’observation en sciences sociales. Je distingue bien d’autres pièces sans parvenir à les rapporter à quelque chose qui me serait connue.

Dès que les deux récupérateurs ont fini de décharger leur camionnette, un jeune gars de l’entreprise monte sur un chariot élévateur, le met en route ; il se rapproche du portail d’entrée et me fait signe de me décaler. Avec les fourches de son élévateur, il empale l’imposante pièce de métal auprès de laquelle je m’étais installé. L’élévateur se voit ainsi doté d’une lame sur son devant et se met à fonctionner comme un bulldozer de fortune. Le cariste approche son engin des objets que viennent d’entasser les deux récupérateurs et les pousse vers le monticule déjà en place, il les écrase, les disloque, les amoncelle. Il fait place nette. Toutes les pièces déchargées sont maintenant encastrées dans les autres ; l’amoncellement a retrouvé une forme propre. Je le regarde faire, mais surtout je l’écoute faire ; ça grince, ça craque, ça racle, ça frotte, ça se soulève et retombe. Les objets déposés (la machine à laver, la carcasse de frigo…) sont désormais emmêlés aux autres et ont perdu leur statut d’objets, d’objets bien distincts, facilement identifiables, pour devenir des pièces de métal aussi quelconque que toutes les autres amassées dans ce coin de la cour. J’assiste à cette brusque mutation ontologique avec une certaine délectation. Le jeu de massacre est réjouissant, d’une joie qui remonte sans doute des profondeurs de l’enfance.

Une voiture pénètre dans la cour. Je devine qu’il s’agit du patron, par un je-ne-sais-quoi dans la manière de stationner, sans hésitation, avec désinvolture, au beau milieu. Un simple visiteur se serait sans doute montré plus circonspect. Le patron contourne son véhicule et se dirige immédiatement vers moi. A-t-il été prévenu que je l’attendais ? Mais, même sans avoir été averti, il se serait certainement inquiété de moi, tant ma présence détonne. Je dois avoir l’air de ce que je suis, à savoir quelqu’un qui attend. Je le salue. Le contact est chaleureux. Mon propos est désormais rodé. Je lui signale le bâtiment recherche, en vue directe depuis l’entrée de son entreprise. Ma démarche l’amuse et il accepte de me parler de son entreprise, mais je le sens pressé. Il m’informe que le site était occupé, il y a une quarantaine d’années, par une fonderie. Une entreprise d’installation ou de fabrication de machines à café a occupé les lieux quelques temps, avant qu’il n’y installe son activité de récupération. Je désigne la charpente métallique qui domine ses ateliers et le questionne sur son usage. En fait, il s’agit de la structure du pont roulant, servant au levage des pièces de métal, laissée en l’état après que la fonderie ait quitté le site.

Après ce court échange, il me quitte assez brusquement. Il m’adresse un simple signe de tête que j’ai dû mal à interpréter. Est-ce qu’il me signifie mon congé ou est-ce qu’il s’excuse et m’invite à l’attendre ? Je le perds de vue. Je reste fermement planté dans mon attente. Je crains que l’entretien ait tourné court. Mais, non, il revient très vite. Et, tout aussi chaleureusement, reprend notre discussion. Tout en parlant, il m’entraîne sur le devant de son entreprise. Il évoque le quartier qu’il a connu. Il se dit impatient de déménager son entreprise ; il a envie de tourner cette page. Il va rendre les lieux dans quelques mois et me confirme que l’entreprise de peinture que j’avais visitée fin 2019 a, elle, déjà abandonné ses locaux. Les lieux sont fermés, en attente de leur prochaine démolition. Il aura vraiment été parmi les tous derniers à exercer une activité industrielle dans cette partie de la Plaine ; son voisin côté gauche, une entreprise elle aussi de peinture, est encore en activité.

Il tend le bras et se met à désigner les ateliers et entrepôts qui faisaient face à son entreprise, avant que tout ne soit détruit pour faire place nette, en préparation de l’arrivée du Campus Condorcet. Directement en face, il évoque les ateliers des chinois ; je suppose qu’il s’agissait de fabriquant de vêtements. Il enchaîne en se remémorant la présence d’une cartonnerie ; je comprend qu’elle se situait à l’emplacement actuel de l’Espace associatif et culturel de Condorcet (un bâtiment en bois). Son regard franchit l’avenue Amilcar Cabral et il nomme une entreprise aujourd’hui disparue, dont je n’ai pas capté le nom. Et pour finir, il me dira : et là-bas, tout au fond, il y avait le « foyer des noirs », qui existe toujours même si l’ancien bâti a été détruit et remplacé par les petits immeubles actuels. Sur ce, il revient, sans transition, sur le devant de son entreprise pour me parler des entrepôts se situant au Sud, donc à notre droite, des entrepôts très vastes me précisera-t-il à deux reprises. Dans ces hangars se déroulaient des ventes aux enchères. Le lieu est désormais occupé par le Grand équipement documentaire, dont le chantier prend fin et qui devrait commencer à ouvrir ses espaces de rez-de-chaussée avant l’été, pour un aménagement complet attendu cet automne.

Pendant quelques secondes, à l’écoute de mon interlocuteur, grâce à la forte présence de ses mots, je sens le Campus Condorcet s’estomper. Disparu le Bâtiment recherche Nord, balayé l’Espace associatif et culturel, guidé par mon interlocuteur d’autres bâtiments (re)font surface, des entrepôts, des ateliers, des hangars. Mes yeux, encore empreints des images de l’entreprise de métaux que je viens de visiter, n’ont pas de mal à se représenter ces bâtisses de l’ancienne Plaine Saint-Denis. Les bâtiments, bien campés en arrière de moi, me permettent de distinguer clairement, au devant de moi, les hangars et ateliers aujourd’hui disparus.

Le patron me réserve une dernière surprise. Il ménage son effet. Il me demande : est-ce que vous saviez que le quartier était desservi par une voie ferrée ? J’en avais eu écho, mais je marque néanmoins ma surprise car je ne visualise pas son tracé. Il m’invite à me déplacer de quelques mètres sur notre droite, pour rejoindre ce que je pensais être l’entrée de l’entreprise voisine. D’un large geste, il m’indique le passage qui s’enfonce entre deux murs aveugles et qui semble, tout au fond, atteindre un parking. Ce que je prenais pour un « simple » accès voiture s’avère donc avoir une toute autre histoire ; il s’agit de la voie ferrée qui desservait les usines et entrepôts domiciliés rue des Fillettes et à proximité. Je me promets d’aller taper à la porte de l’entreprise qui a « privatisé » cette emprise ferroviaire pour en faire son parking. Je ne sais pas si, par endroits, les rails sont encore apparents. En tout cas, je souhaite remonter ce long boyau et poser ainsi mes pas sur le tracé de cette voie ferroviaire, aujourd’hui masquée par un enrobage de goudron. Cette travée, qui file droit, entre deux murs, m’appelle, et appelle donc une visite prochaine dans l’entreprise d’à-côté. Je vais sonner à la porte et leur dire : je viens prendre l’ancien train de La Plaine.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2021

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