Arbres couchés

En ce jeudi de janvier, quelle n’est pas ma surprise de découvrir, rue Amilcar Cabral, à l’entrée du Campus, plusieurs arbres couchés. Ils patientent, allongés au sol, dans l’attente qu’un engin de chantier les hisse, les réinstalle dans leur digne verticalité et les campe dans cette terre où ils sont invités à (re)prendre racines et à vivre. Ils seront laissés à leur triste sort pendant de longs jours. Je peine à nommer l’opération qui les attend. Ils vont être plantés, à n’en pas douter. Mais, pour autant, les mots « planter » et « plantation » ne me viennent pas spontanément, tant la démesure de la situation et sa complète artificialité dissuadent les mots du jardinage et de l’arboriculture.

Leur condition m’attriste. Je pense à d’autres arbres, dans un tout autre environnement, les arbres que depuis 42 ans je plante sur mon terrain familial. La date est précise, elle correspond à une bouture de thuya que j’avais faite chez mes grands parents, à Verrières Le Buisson, lors d’un des derniers étés que j’ai partagé avec ma grand-mère. L’arbre vit toujours, une essence rustique mais pourtant peu accoutumée aux étés très chauds et arides du sud de l’Ardèche ; mais, bien protégé par d’autres arbres et par un talus, ce thuya a trouvé le micro éco-système grâce auquel il a réussi à s’épanouir.

Ces arbres, dont je croise le chemin à l’entrée du campus, ou eux le mien, me semblent assez représentatifs de l’« urbanisme d’implantation » qui sévit à La Plaine. On implante un siège social d’entreprise, on implante un campus de sciences sociales, on implante une résidence ; et on implante des arbres jeunes adultes, bien plus qu’on ne les plante. Je ne doute pas qu’avec un entretien suivi, ces arbres finiront par s’adapter et par se développer. Mais ce type d’implantation, à visée essentiellement ornementale, interroge sur la façon dont un campus comme Condorcet fait face aux enjeux du réchauffement, surtout sur un territoire comme La Plaine Saint-Denis très minéral et très densément bâti. Sur le campus et dans ses alentours, la végétalisation est conçue sur le modèle classique, et vieilli, de l’embellissement urbain qui prend, par exemple, la forme d’un alignement de grands arbres en bordure de trottoir. Nous sommes loin des expérimentations horticoles et paysagères qui tentent aujourd’hui de (re)penser la présence du végétal en ville, et les manières de vivre avec lui, pour répondre au urgences écologiques urbaines. Comment un campus de science sociale dialogue avec son environnement urbain qui est aussi, et substantiellement, environnement vivant, végétal et animal ? Comment dans ce haut lieu des humanités le « droit du végétal à la ville » est-il pris en compte ? En sus de ses bâtiments, le campus a été livré avec sa végétalisation, selon un plan paysagé dont je ne doute pas de l’expertise ni de la technicité, possiblement de la qualité esthétique. Mais cet embellissement expert nous dit peu sur les éco-systèmes de vie inhérents à un territoire urbain émergent, sur les manières de jardiner une écologie de vie afin qu’elle devienne habitable aux multiples espèces qui revendiquent le droit d’y vivre et d’y faire ville, des arbres, des chercheurs en sciences sociales, des habitants, des insectes, des oiseaux, des rongeurs… Comment concevoir un campus qui soit aussi boisement ? Comment concevoir un campus qui soit aussi prairie ? Comment concevoir un campus qui soit aussi terrain d’aventure ? Comment concevoir un campus qui soit aussi futaie, mares, lisières… ?

En janvier 2021, j’avais pris quelques photos de ces arbres couchés. Je n’avais pas l’intention de chroniquer leur arrivée à Campus Condorcet. L’envie m’est venue au mois de juillet 2021 à l’occasion d’un message que j’adressais à plusieurs ami·es chercheur·es où j’évoquais l’apparition du chancre coloré dans les plantations de platanes de la ville de Montpellier. Je leur écrivais : « Tristesse. Un des platanes du Bd Henri 4 (Pour Louis, c’est le boulevard qui descend de l’Arc de triomphe, qui longe le jardin des plantes et qui rejoint mon quartier) est attaqué par le chancre coloré. L’arbre est perdu car il n’y a aucun traitement. La maladie est contagieuse et, donc, par mesure de prévention, les jardiniers de la ville sont tenus d’abattre tout platane dans un périmètre de 35 mètres. Autant dire que c’est une hécatombe. Le chancre coloré a fait des ravages sur les bords du canal du midi. S’il devait toucher un des immenses platanes de l’esplanade, ce serait comme abattre un immeuble, tant ces arbres construisent l’architecture urbaine de Montpellier ». Cette attention que je portais à ces arbres avec lesquels je voisine lorsque je séjourne dans le Sud, m’a rappelé d’autres arbres, ceux de La Plaine, ces arbres dont j’avais fait la connaissance, en voisin, alors qu’ils se morfondaient sur leur trottoir. Ils méritaient eux aussi mon intérêt d’écriture.

Ces arbres couchés continuent à me parler. Peut-être partageons-nous une même condition. Par décision de l’Université Paris 8, parce que je le souhaitais, une salle a été attribuée à mon axe de recherche et, sans préparation particulière, j’ai été moi aussi implanté à Campus Condorcet. Je n’ai pas patienté sur le trottoir avant installation mais, pendant de nombreux mois, j’ai vécu bien seul dans le couloir de mon deuxième étage. Ce que je partage avec ces arbres couchés c’est cette artificialisation des milieux de vie, ces aménagements qui ménagent pas suffisamment d’attention au vivant, à la socialité, ces implantations qui se réalisent sur des temps très courts. Comme les arbres couchés, dès le moment où leurs racines a retrouvé une terre, j’ai dû moi aussi m’accoutumer à ce lieu, m’y familiariser, y prendre en quelque sorte racine… Combien d’années faudra-il à cet arbre que je prends en photo en janvier 2021 pour développer son système racinaire et s’épanouir en ce lieu ? Combien d’années faudra-il au chercheur que je suis, transplanté à La Plaine, pour réussir à y faire recherche avec d’autres et à y acclimater son activité ?

Le récit de ces arbres couchés fonctionne comme la parabole d’un campus, né de rien, qui a besoin, lui aussi, de s’ancrer au sol, d’inventer son quotidien et, finalement, d’ensemencer et fertiliser ses éco-systèmes de vie et d’activité.

Pascal NICOLAS-LE STRAT

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