Hantologie

La ville de Saint-Denis a installé vingt bornes commémoratives des lieux et bâtiments emblématiques de la ville, la vingtième signalant le Stade de France [1]. Aucune n’est implantée à La Plaine. L’histoire ouvrière et industrielle de la ville ne mérite-t-elle pas d’être honorée ? Mais quels lieux, quels bâtis évoquent-ils encore cette vie prolétaire ? Où placer une éventuelle vingt-et-unième borne ? Quelles traces urbaines témoignent-elles encore de ces mondes du travail – de leurs souffrances, de leurs luttes, de leurs savoirs de métier, de leurs socialités ? En 2015-16, un groupe d’étudiant·es du Master en sciences de l’éducation « Éducation Tout au Long de la Vie », lié au laboratoire Experice de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, s’est saisi de cette question en menant l’enquête à propos d’une mystérieuse vingt-et-unième borne qui pourrait être établie à La Plaine [2]. Où serait-elle installée ? Que raconterait-elle ? Le samedi 9 janvier 2016, en fin de journée, une cavalcade musicale a quitté la salle de la Belle étoile, a descendu la rue Saint-Just et, joyeusement, a accompagné cette 21e Borne symbolique aux portes de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord. La MSH venait d’aménager depuis peu dans ses nouveaux locaux et elle anticipait l’arrivée en nombre de la recherche en sciences humaines et sociales à La Plaine avec l’ouverture qui suivra, en 2019, du Campus Condorcet. Son directeur, Alain Bertho lui ouvrit les portes ; la 21e Borne est restée plusieurs années exposée sur le comptoir d’entrée de la MSH. Où a-t-elle été rangée ? Il nous faudrait retrouver sa trace. Elle avait été fabriquée par une étudiante du Master, Patricia Marliac, et avait été conçue comme une urne pour recueillir les récits de La Plaine qui avaient été composés tout au long de ce samedi de janvier 2016.

Cette 21e Borne lançait des passerelles entre La Plaine de l’époque ouvrière et La Plaine d’aujourd’hui où sont avant tout mises en avant des activités de recherche, de création et d’ingénierie.

Comment La Plaine ouvrière nous fait-elle encore signe ? Qu’est-ce qui résiste à la spéculation foncière ? Les usines ont été abattues ou, pour certaines, « réhabilitées » pour accueillir du tertiaire. Les ateliers, les hangars ou les petites fabriques, dont le bâti est d’une architecture plus modeste, sont purement et simplement rasés ; c’est ce qui attend les bâtiments de l’îlot de la rue des Fillettes, au fur et à mesure que les entreprises fermeront et seront délocalisées. Sous les gravats, l’histoire ouvrière. Sur le sol « défriché », l’arrivée de nouveaux travailleurs et travailleuses, d’une autre condition, symboliquement plus valorisée, économiquement souvent très précaire. Les « friches », les terrains vaguement abandonnés, les bâtiments désaffectés ne survivent pas très longtemps à La Plaine ; ils sont rapidement (re)valorisés, les grues s’installent au plus vite, tant la spéculation est vive. L’histoire de La Plaine est aujourd’hui une histoire en accéléré.

Qu’est-ce qui subsiste de l’autre monde ? Depuis plusieurs semaines, je mène une sorte de recherche d’outre-tombe. Je suis parti en quête de la ligne de fret qui maillait La Plaine en desservant les différentes usines pour y débarquer des matériaux et charger les marchandises. J’entends l’ânonnement de ces lourds convois, les heurts des wagons, le grincement des aiguillages. J’entends les agents de conduite et les ouvriers des usines s’interpeller lors des manœuvres. J’entends bruisser le métal. J’entends le cri qui transperce l’ambiance bruyante pour donner le signal. J’entends les pièces qui peinent, les rouages qui s’arc-boutent, la machine qui hisse son effort. Mon univers de travail est devenu bruyant et contraste avec l’atmosphère feutrée de mon deuxième étage.

Je me rends souvent, en cours de journée, sur la terrasse qui surplombe la rue des Fillettes ; et j’entends La Plaine.

En quête de cette voie ferrée, aujourd’hui je pars faire recherche avec, sous le bras, ou dans la tête, comme outil méthodologique, comme guide, comme inspiratrice, la 21e Borne. Vais-je (re)trouver le tracé de cette ligne ferroviaire ? Pourrais-je accéder dans l’usine de peinture sur métaux où je subodore qu’une section de ce réseau ferré subsiste ?

Où puis-je envisager de déposer la 21e Borne ? Au bout d’une de ces voies ? Sur un tronçon de rail survivant ? Parviendrai-je à trouver un emplacement possible pour cette borne commémorative ? Existe-t-il encore un lieu où La Plaine historique se laisse découvrir ?

Parfois, la chance s’allie à la recherche. Au croisement avec la rue des Fillettes, je prends sur ma droite et je m’engage dans la rue de la Montjoie pour rejoindre l’entrée de l’entreprise Novacolor. Je pénètre dans la cour. J’ouvre la porte de l’accueil. Le lieu respire les années 60. Je m’adresse à une dame, occupée au téléphone derrière une banque. Elle pose la main sur le combiné et lève le regard vers moi. Je délivre mon petit message. Elle sourit et me dit : « alors, là, il faut voir avec mon responsable. Vous passez la porte et vous le trouverez ». Je pousse la porte et j’aperçois ce monsieur au travail à son bureau. Une fois de plus, je livre ma petite histoire. Avec le plus grand sérieux, il me rétorque : « vous me donnez combien ? ». Il rigole, il se lève et me fait signe de l’accompagner. Nous quittons cette partie de l’entreprise pour rejoindre une deuxième entrée, quelques mètre en avant dans la rue. En chemin, je lui demande depuis combien de temps il travaille dans l’entreprise. Il me répond 32 ans. Manifestement, j’ai rejoint un autre monde. Nous arrivons et, surprise, au sol, je vois les rails. La ligne de fret pénétrait dans cet îlot d’entreprises par ce passage, aujourd’hui au débouché de l’avenue Georges Sand. Mon accompagnateur me fait signe d’entrer. Nous avançons de quelques mètres et rejoignons un atelier. Les rails sont toujours visibles, recouverts d’une poussière brune. Ils effectuent une courbe et se perdent dans l’obscurité du fond de l’atelier. Je n’irai pas plus loin. Il me faudrait accéder aux locaux derrière le mur pour vérifier si les rails sont toujours à leur place, encore visibles. Je n’en saurai pas plus. Le monsieur m’informe qu’une rue va être tracée sur cet ancien passage des voies, pour prolonger l’avenue Georges Sand. L’entreprise va, elle aussi, quitter ses locaux d’ici quelques mois, avant que l’ensemble de ces vieux bâtiments ne soient détruits.

La 21e Borne a trouvé sa (une) place à ce débouché des rails, au niveau du 21 rue de la Montjoie. La coïncidence des numéros est belle. En consultant une carte en ligne, je constate que deux entreprises exercent leur activité dans des locaux contigus, et toutes deux dans le même secteur d’activité : au 21 où j’ai déniché les rails, l’entreprise Aico France, prestataire de traitement et finition de surfaces métalliques, et, en début de rue, l’entreprise Novacolor, exerçant le même type d’activité, où je me suis présenté, mais dont l’adresse officielle (son siège) est donnée rue des Fillettes. L’entreprise fait effectivement l’angle. Le monsieur qui m’a aimablement fait visiter les lieux est passé d’un site à l’autre sans hésiter, me laissant penser qu’il s’agissait en fait d’un même lieu de production. Pendant que j’inspectais le passage, je l’ai entendu s’adresser aux ouvriers présents comme un responsable pouvait le faire. Je n’en saurai pas plus.

Ces rails, j’aurais pu les découvrir par moi-même, si mes cheminements dans le quartier m’avaient conduit à ce niveau de la rue de la Montjoie. Ils s’aperçoivent de la rue puisqu’ils s’interrompent au débouché de ce passage, à l’entrée de l’entreprise. Mes voisinages n’ont pas porté mes pas à cet endroit.

En recoupant les informations dont je dispose, je comprends qu’il y avait au moins deux voies ferrées, avec, possiblement, un aiguillage au cœur de cet îlot. L’une des voies est visible, rue des Fillettes, entre l’entreprise de récupération de métaux et cette entreprise de peinture ; il n’en subsiste que le tracé. Les rails ont disparu. La voie est fermée par un portail, elle a été bitumée et sert de parking. Une deuxième voie, celle que j’ai localisée aujourd’hui, se situe dans l’axe de l’avenue Georges Sand, donc perpendiculaire à la première. Elle se courbe à l’intérieur de l’usine ; et je présume qu’un aiguillage permettait une jonction entre elles.

Le bâti disparaît, les lieux se métamorphosent, l’histoire s’éloigne. De La Plaine ouvrière, demeurent certainement de riches archives. Sa mémoire reste vive chez de nombreux acteurs ayant vécu cette époque. Je n’ai pas le goût de l’archive ; je ne suis pas historien. Je n’ai fait qu’entrapercevoir des bribes de cette période – quelques insistances, des oubliés qui nous font signe depuis leur passé, des vestiges qui se laissent encore deviner. Cet ensemble est voué à disparaître. Nouveau résident de La Plaine, je vais vivre désormais parmi ces ombres. Un ancien monde hante le nôtre. Ma sociologie devient hantologie [3]. De ma salle, au deuxième étage du Bâtiment recherche Nord, j’entends vivre La Plaine. Après avoir fait recherche en voisinant, je le ferai en imagination. Un spectre hante Campus Condorcet : le spectre des mondes ouvriers et de leurs luttes.

Pascal NICOLAS-LE STRAT

[1] « Parcours historique de Saint-Denis à Saint-Denis », brochure en ligne sur le site de l’Office de tourisme Plaine Commune Grand Paris : http://medias.tourism-system.com/8/b/343342_parcours_historique.pdf/. Quant à l’histoire de La Plaine, se reporter au riche travail d’archive et de mémoire de l’association « Mémoire vivante de la Plaine » : https://plaine-memoirevivante.fr/.

[2] Cette initiative, « La mystérieuse 21e borne de Saint-Denis », a été prise dans le cadre de l’Atelier laboratoire IDEFI- CréaTIC « Ancrage dans le territoire des acteurs institutionnels », que j’animais avec Martine Bodineau. Louis Staritzky y était associé. Nicolas Sidoroff avait orchestré musicalement la « marche » de la 21e Borne vers la MSH Paris Nord. Le rappel de cette initiative signale la continuité du travail de notre réseau des Fabriques de sociologie dans les territoires de Saint-Denis sous la forme d’une « permanence de recherche » ponctuée par différentes propositions, au long de ces toutes dernières années.

[3] D’après l’heureuse formulation de Jacques Derrida, in Spectres de Marx, Éditions Galilée, rééd. 2006.

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