De ma fenêtre

Quand des étudiant.es ou des collègues me rejoignent à Campus Condorcet pour un temps de travail, j’ai pris l’habitude de leur faire visiter les lieux et de leur présenter le quartier depuis « mes » fenêtres, en leur proposant de parcourir l’étage. Parfois, nous prenons l’ascenseur pour nous rendre au dernier étage du bâtiment et profiter d’une vue plus dégagée.

Je garde précieusement en souvenir ma découverte du quartier de La Plaine en l’amicale et très instruite compagnie de mon collègue Alain Bertho [1]. Ma complice en recherche, Martine Bodineau, elle aussi dyonisienne, était présente [2]. Nous nous étions rendus au dernier étage de la Maison des sciences de l’homme Paris Nord qu’Alain dirigeait et, depuis cette terrasse du 4e étage, il nous décrivait le quartier et nous racontait ses évolutions, à partir de la fermeture des usines au cours des décennies 70 et 80. Campus Condorcet n’était pas encore construit et, des hauteurs de la MSH, nous profitions d’une vision panoramique sur l’ensemble du territoire.

Je me souviens également être monté à ce 4e étage, quelques années plus tard, là en compagnie de Louis Staritzky. Campus Condorcet venait de sortir de terre. Avec Louis, nous avions été pris par surprise. Nous ne nous étions pas rendus à La Plaine depuis de nombreux mois et nous avions découvert un site en chantier avec plusieurs bâtiments dont la structure était déjà bâtie. Ce moment a fait date car, lors de cette déambulation à La Plaine, avec Louis nous avions partagé l’envie d’y disposer d’un bureau et de vivre l’expérience de l’ouverture de ce site universitaire. Notre petite histoire à Campus Condorcet s’origine dans cette visite, que je ne date pas précisément, mais qui remonte certainement à l’année 2018. Nous avions pris conscience de l’envergure de ce campus en construction devant un plan affiché, grand format, à l’emplacement occupé aujourd’hui par le Centre des colloques, à proximité du métro Front populaire.

Ces quelques images du quartier de La Plaine me restent donc en mémoire, des vues sur le territoire qui n’existent plus aujourd’hui, maintenant que les bâtiments du Campus ferment l’horizon. Elles n’ont fait trace que comme souvenir car, à l’époque, je ne prenais pas de photos ; ces dernières sont entrées dans ma pratique, un peu par une porte dérobée, depuis que j’ai élargi l’usage de mon téléphone portable en constatant qu’il fonctionnait (aussi) comme appareil photo, avec des prises de vue plutôt de qualité. Il a fallu du temps avant que je trouve de l’intérêt à associer mon regard de chercheur à des vues photographiées.

Aujourd’hui, maintenant que le quartier est quasiment totalement ré-urbanisé, ce pourrait être un beau motif que de voisiner d’immeuble en immeuble, en rejoignant le dernier étage de chaque bâtiment, pour balayer l’horizon à partir de chacun de ces points de vue particuliers. Plutôt que d’un tour d’horizon du quartier, il s’agirait d’une succession de détours et retours d’horizon en fonction de l’emplacement des immeubles, chaque hauteur de bâtiment offrant un aperçu particulier, ouvrant sa propre fenêtre sur le quartier – ces aperçus fragmentaires, empiétant les uns sur les autres, se recoupant partiellement et ne cessant de se combiner et de se recombiner, dessineraient bel et bien une vue d’ensemble, mais sur un mode kaléidoscopique, bien différent de ce que pourrait offrir au regard une haute tour, permettant d’englober tout l’horizon, en pivotant sur soi, dans une vision giratoire.

En proximité du Campus, Il n’existe pas de tour très élevée mais de nombreux bâtiments entre 5 et 10 étages, implantés en grande proximité les uns des autres. Il est d’ailleurs intéressant de constater que cette densité d’urbanisation ne semble pas poser souci pour l’habitat des classes moyennes qui s’installent depuis quelques années dans le quartier, alors même que cette question de (trop grande) concentration est systématiquement mise en avant, lors de la rénovation des quartiers populaires, pour justifier la destruction de bâtiments. La densité de présence et de « peuplement » est perçue très différemment selon l’appartenance de classe de la population concernée. À La Plaine, la spéculation immobilière provoque une forme dense d’urbanisation, dont l’avenir dira comment il évolue et vieillit.

De leur dernier étage, les bâtiments de La Plaine ménagent donc une diversité de centres de perspectives, chacun offrant une lecture singulière du quartier. Une vision d’ensemble du quartier pourrait émerger à partir de cette multiplicité d’aperçus, du cœur même du territoire, sur un mode circulant, balayant, bien différent effectivement de la vue panoptique qu’offrirait une haute tour surplombant le territoire. Ce pourrait être plaisant de cheminer de dernier étage en dernier étage, avec un regard qui, de la sorte, se diffracterait. Mais, pour l’instant, cette ballade des « sommets » me semble difficile à réaliser, même si je rêve d’enchaîner les 5e étages et les 10e étages, comme certains alpinistes enchaînent les 8 000 m. Dans l’immédiat, avec humilité, je me contente de regarder par ma fenêtre.

D’où émerge le regard ? Comment prend-il forme ? D’une multiplicité de centres de perspective composant alors une vision kaléidoscopique ou d’une hauteur de vue englobante (panoramique) comme le permet un bâtiment très élevé ou, encore, comme dans mon expérience actuelle, de percées latérales, offertes par « mes » fenêtres du Bâtiment recherche Nord. J’observe le quartier à hauteur de fenêtre.

Qu’est-ce qu’une fenêtre laisse entrevoir ? Qu’est-ce qu’elle ménage comme vue ? Comment, à travers elle, un regard prend forme ? Qu’est-ce que composent ces visions partielles, chacune délimitée par la découpe de la baie vitrée ?

Arrivant à mon bureau, il est rare que je ne fasse pas un tour de l’étage, à la manière d’un enquêteur qui s’attacherait à relever les indices et les traces d’activité du quartier. Deux mécaniciens s’activent en contrebas, rue Waldeck Rochet, sur un véhicule dont le capot est relevé. Un camion, avec un amoncellement de ferraille dans sa benne, pénètre dans l’entreprise de récupération, rue des Fillettes. J’observe quelques instants le chantier du Grand équipement documentaire, qui précède le Bâtiment recherche Nord dans l’alignement Sud / Nord qui caractérise l’organisation spatiale du Campus. Je devine au loin le Cifa (grossistes en prêt à porter), facilement reconnaissable grâce aux stries de couleurs qui griffent sa façade, et il me prend l’envie d’aller manger au restaurant asiatique installé à son dernier étage. À l’autre bout de l’étage, côté Nord, une vue plonge sur le terrain de basket, un groupe de jeunes est en train de jouer ; et à nouveau je me dis qu’à l’occasion j’irai les rencontrer.

Le bâtiment est ainsi fait qu’au bout de chaque couloir, à l’angle de chaque travée de bureaux, une fenêtre ou une baie vitrée laisse entrevoir une parcelle du quartier, une parcelle artificiellement dessinée et délimitée par l’encadrement du vitrage mais, aussi, par ma position d’observateur, selon que je me tiens de face ou de côté. La vue est donc le résultat de cette composition entre les limites physiques que l’encadrement de la fenêtre pose au regard et mon choix de me tenir plus ou moins éloigné et plus ou moins de biais. Une fenêtre ne rend donc jamais le regard de la même façon. En s’approchant, le regard plonge, en s’éloignant, il file dans la profondeur de l’horizon.

Les vitrages affranchissent donc de l’espace intérieur et proposent de multiples connexions avec le quartier – des connexions objectivement contraintes par le cadre qui découpe la perspective et subjectivement choisi par des jeux de proximité et d’éloignement, de frontalité ou de latéralité. L’embrasure quadrillée d’une fenêtre découpe la réalité observée mais avec une géométrie mouvante, facilement modulable par la personne qui se tient devant elle. Il s’agit de la principale caractéristique de la vue offerte au regard par une fenêtre. Elle met en tableaux le territoire qui se présente devant elle selon le cadrage choisi, et elle le fait avec une infinité de nuances. S’approcher d’une baie vitrée, c’est revivre à chaque fois l’expérience singulière d’une découpe du réel – une sorte d’arrêt sur image très provisoire qui n’attend qu’un infime déplacement du corps pour se transformer. « Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne » [3].

D’une de mes fenêtres, lors des temps de midi, j’ai fait connaissance avec une dame qui s’installe sur le trottoir juste en face du bâtiment et qui dispose au sol devant elle des plats cuisinés. Elle est assise ou accroupie. Deux ou trois mécaniciens l’entourent. Ils mangent debout, à ses côtés. J’observe cette cantine de rue sans jamais avoir osé m’approcher, sentant que ma présence serait ressentie comme très intrusive. Je me suis familiarisé avec sa présence, mais de loin. La fenêtre relève d’une « image seuil » [4], elle donne à voir mais souligne une distance qui ne se franchira pas, ou difficilement. J’entraperçois parfois cette dame cantinière, du trottoir d’en face. Mais je reste sur le seuil. Il serait malvenu de le franchir tant que les conditions ne s’y prêtent pas. Je patiente. L’occasion d’une rencontre se présentera peut-être. Est-ce que je croiserai un jour cette voisine ? Ma fenêtre m’aura ouvert le regard sur cette modeste économie populaire de la rue.

De « mes » fenêtres, côté Est, la vue porte jusqu’à Paris. Mais je sais que le vieil îlot au pied de Campus Condorcet, rue des Fillettes, accueillant encore deux entreprises (une entreprise de peinture et une autre de récupération de métaux), ne va pas tarder à être détruit et que cette suite de hangars et d’ateliers, caractéristiques de l’ancienne Plaine Saint-Denis, sera certainement remplacée par des bâtiments de bien plus grande hauteur, sur le modèle de ceux qui ont poussé aux alentours. L’horizon va se fermer. Le quartier se densifie. Les vieux bâtiments sont détruits et chaque parcelle conquise voit naître un bâtiment de 7 ou 8 étages en moyenne. « Mes fenêtres » sont appelées à se « fermer » progressivement, comme cela s’est produit au Sud où les fenêtres, à mon arrivée, offraient une vue longitudinale sur le Campus, sur toute sa longueur, en remontant vers Front populaire. La construction du Grand équipement documentaire empêche désormais toute fuite du regard.

Je m’attarde souvent devant les baies vitrées côté Ouest et j’observe le manège des camions et camionnettes, en contrebas, qui entrent dans l’entreprise de récupération pour décharger leurs cargaisons de métaux. Le va-et-vient de la grue me fascine toujours autant. Depuis mon arrivée à Campus Condorcet, j’ai envie de visiter les locaux de cette entreprise. Je me suis déjà présenté à trois reprises devant l’entrée, j’ai pu discuter avec un employé, à chaque fois différent, et toujours très aimable, mais le patron étant absent j’ai pas été autorisé, et je le comprends, à pénétrer dans l’entrepôt. À une occasion, j’ai pu m’avancer dans la cours et jeter un œil sur les entassements de métaux. J’avais pu discuter un court instant avec un jeune gars. Je retournerai frapper à la porte.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2021

[1] Sans doute peu avant ma nomination comme professeur à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, soit dans les années 2014-2015.

[2] C’est d’ailleurs dans une correspondance avec Martine, en 2017, que mon intérêt pour une sociologie à sa fenêtre / de sa fenêtre a vu le jour et, silencieusement, a cheminé jusqu’à aujourd’hui.

[3] Citation de Baudelaire, « Lettre à Armand Fraisse, 18 février 1860 », in Correspondances, C. Pichois (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 676. Citation reprise à Andrea Del Lungo, La fenêtre (Sémiologie et histoire de la représentation littéraire), Seuil, 2014, p. 501.

[4] Cette modeste sociologie à / de ma fenêtre est largement redevable à la lecture de l’ouvrage de Andrea Del Lungo, La fenêtre, op. cit.

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