Atelier de rue

En me promenant aux alentours de Campus Condorcet, j’aperçois un homme assis au sol sur un trottoir qui, muni d’un marteau, éclate des petits objets en plastique, de la taille d’une main. En m’approchant, je remarque à ses pieds un petit amoncellement d’éclats de plastique et, empilés à ses côtés, ce qui m’apparaît être des composants électriques ou électroniques dont je repère les fils de cuivre. Un mètre plus loin, dans l’alignement du même trottoir, un deuxième homme frappe violemment une structure métallique d’au moins deux mètres de long pour en détacher certaines pièces. Je ne parviendrai pas à identifier l’origine de cette structure. Je m’approche. Le monsieur lève les yeux de son ouvrage. Je me présente dans les termes où je le fais habituellement, en expliquant que je suis sociologue et que je travaille à côté. Je désigne le bâtiment. J’essaie d’engager la conversation. Je comprends que des personnes de sa famille récupèrent des pièces métalliques, électriques ou électroniques et que, lui, fait le tri. Il isole les métaux qui ont de la valeur afin de pouvoir les revendre. Je comprends mieux ce qu’il est en train de faire ; il casse l’enveloppe plastique pour dénuder les métaux.

J’ai souvenir d’avoir vu, dans cette rue, des personnes tirant des caddies (ceux utilisés pour faire ses commissions) chargés d’objets métalliques. À d’autres occasions, j’ai pu en croiser qui sortaient du métro, tout proche, de la station Front populaire. Au côté du monsieur, rangé le long du mur, je remarque un de ces caddies. Dans cet atelier improvisé, il y a aussi un chariot de supermarché, du type de ceux que les clients utilisent dans les magasins de bricolage. Je comprendrai un peu plus tard que la voiture garée juste devant lui, le long du trottoir, lui appartient.

Je lui demande si je peux prendre une photo. Il refuse énergiquement. Je lui précise que je n’ai pas l’intention de le photographier lui, mais uniquement ses outils et les matériaux qu’il travaille. Il me regarde en souriant et me dit : 50 euros. Je lui retourne son sourire en lui rétorquant : bien trop cher. Il poursuit : alors pas de photos. Mais il ne rompt pas le contact. Je reste auprès de lui. Un jeune gars nous rejoint. Ils discutent entre eux. En roumain ? Dans une langue romani ?

Je ne suis pas photographe, et assez peu intéressé, finalement, par le cliché à prendre. Je n’ai pas entrepris de reportage photographique à La Plaine, même si j’insère quelques « photos téléphonées » dans mes chroniques. Par contre, il est vrai que je suis intéressé par cet atelier de rue, pour ce qu’il vient dire d’une économie populaire, très précaire, encore présente dans le quartier.

Mon intention n’était pas de photographier. Je me suis approché car j’étais intrigué par ce travail de ferraillage en pleine rue. Mais je me trouve pris dans cette discussion. Est-ce que je me prends au jeu ? Certainement. Le jeune me dit : je suis d’accord. Le premier monsieur poursuit : tu vois avec ma femme. Je ne l’avais pas entendue arriver. Je suppose qu’elle était dans la voiture. Je me tourne vers elle. Elle me fait signe : oui, oui, tu peux une photo. Ils s’écartent afin que je puisse photographier. Le jeune gars revient vers moi, il prend le marteau et fait semblant de frapper un bout de métal et me dit : tu donnes combien ? Et, là, je décide d’arrêter.

La situation a basculé dès le moment où j’ai répondu « trop cher ». Je me suis « découvert », j’ai révélé mon intérêt de recherche et il a, lui, construit, à cet endroit, un intérêt économique. J’ai vécu à mes dépens, mais assez consentant, la force d’une économie populaire qui est capable d’élaborer une « valeur » (à savoir un prix) en circuit très court, en saisissant une opportunité. J’ai laissé transparaître un intérêt, et cet intérêt a été immédiatement saisi (capté, capturé) par ce « circuit réflexe » de création d’une valeur, et très naturellement réalisée dans un prix. Cette conversion de valeur a opéré dans l’instant ; ce monsieur, avec son intelligence des interactions marchandes, a très finement joué sa partie. Au cœur d’une micro-économie populaire œuvre une « économie de l’aubaine ».

Durant ces quelques minutes, la discussion sera restée détendue. Qu’est-ce que la situation avait de plus étonnante ? Un sociologue qui marque son intérêt pour un atelier de récup, en plein trottoir, ou un ferrailleur de rue qui s’amuse de la curiosité du chercheur et en tire un (modeste) profit. Qui a montré le comportement le plus baroque ? [1]

Finalement, je ne sais pas trop que penser de cette expérience. Je décide néanmoins de la chroniquer. Il me semble honnête de le faire puisqu’elle est survenue alors que j’avais activé mon dispositif « Faire recherche en voisinant ». Elle s’inscrit dans mon projet. J’étais parti marcher dans le quartier à des fins de recherche, et j’avais endossé ce que je nomme mes « dispositions » de chercheur. Et ces dispositions (curiosité, attention…) m’ont conduit auprès de ce ferrailleur, dans ce qui constituait son atelier. Ce qui m’advint ensuite fait donc complètement partie de ma « recherche en voisin », avec ses imprévus. J’étais loin de penser qu’en cours d’après-midi je négocierais le prix d’une photo, d’autant que je n’éprouve pas toujours le besoin d’en prendre. Lors de ma rencontre avec les mécaniciens de rue, qui fait l’objet de ma précédente chronique, je n’ai pas souhaité les photographier au travail.

Cette situation illustre les ambiguïtés que réserve n’importe quel dispositif de recherche, qui finit toujours par vous attraper par surprise ; et, pris de court, le chercheur réagit ou agit avec plus ou moins de justesse ou d’à-propos.

En tout cas, cette rencontre relance mon envie d’étudier les économies populaires présentes à Saint-Denis, en particulier associées au marché du centre-ville.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2021

[1] Verónica GAGO retient ce qualificatif de baroque pour parler de ces micro-économies subalternes, in Économies populaires et luttes féministes (Résister au néolibéralisme en Amérique du Sud), Raison d’agir, 2020

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