Au bon coin

Mardi 29 octobre 2019. Avec Louis, nous faisons chemin vers La Plaine. Notre petite heure de marche depuis l’université Paris 8. Nous nous rendons au dernier étage du CIFA pour prendre notre repas de midi dans le restaurant asiatique que j’ai repéré la semaine précédente. Le repas sera long, le service lent. Nous avons pu ainsi vérifier que nous avions des choses à nous dire. Le test est réussi. Je préfère ne pas imaginer ce que pourrait vivre un doctorant, intimidé, coincé le temps d’un si long repas à la table de son directeur de thèse. La salle est désormais vide. Nous réglons au comptoir. Louis entreprend la « patronne » sur son activité. Le restaurant fonctionne essentiellement avec les commerçants et acheteurs du CIFA. Logique. Seul un sociologue en peine de recherche peut le découvrir, niché au 4e étage. Le CIFA constitue à lui seul un petit bout de ville ; j’ai repéré au moins deux autres snacks sur le site. Louis relance la « patronne » : et le soir, vous fermez ? Le restaurant est moins fréquenté mais reste ouvert, et elle ajoute : nous avons une salle de karaoké. Je sens Louis jubiler. La patronne nous offre les deux cafés et s’excuse pour la trop longue attente. En sortant, Louis me raconte les karaokés dans les bars et les restaurants asiatiques de son quartier. Un loisir très prisé. Louis ajoute : c’est un peu comme si tu entendais du Johnny Hallyday repris avec enthousiasme alors que tu ne connais pas Johnny Hallyday. Sur ces fortes paroles, nous partons vaquer à nos recherches.

Ce motif du karaoké me reste en tête. Cette image restitue-t-elle quelque chose de l’urbanisme à l’œuvre à la Plaine Saint-Denis ? Une musique sur laquelle chacun tente de rythmer des mots, plus ou moins adroitement, souvent plutôt moins. Une ville sur laquelle la spéculation foncière campe ses immeubles, sur un mode très dissonant. L’urbanisme de La Plaine est peut-être à la ville ce que le karaoké est à la chanson.

Oh le quartier bouge… En grand…

Après avoir contourné le site Saint Gobain, en longeant la longue palissade qui l’entoure, parallèlement au canal, nous bifurquons à gauche dans la rue du Landy et nous retrouvons la « ville ». Nous avançons dans une rue passante et commerçante. À l’initiative de Louis, nous bifurquons. Nous quittons cet axe principal pour entrer plus profondément dans le quartier ; nous nous engageons dans la rue Cesária Évoria, du nom de la chanteuse capverdienne. Plus tard dans l’après-midi, je comprendrai que nous parcourons ce qui fut longtemps « La petite Espagne ». Inès Edel Garcia évoque ce quartier et ses transformations dans un article du Bondy Blog : À la Plaine Saint Denis, la nostalgie de la « Petite Espagne ».

Louis a parcouru ces rues il y a trois ans, à l’occasion de notre atelier de Master 2 qui, cette année-là, se déroulait à La Plaine en partenariat avec la Maison des sciences de l’homme Paris Nord (Atelier « L’ancrage dans le territoire des acteurs institutionnels », Bilan pédagogique 2015-2016 CréaTIC, p. 106). Il avait cheminé dans ce quartier de « La petite Espagne » en compagnie de Martine Bodineau, Youcef Chekkar et Achour, un dyonisien, bon connaisseur des lieux. Youcef avait filmé. J’ai souvenir d’avoir vu le film. Ce serait intéressant de le visionner et, possiblement, de le proposer en ligne.

« Au bon coin de la paix ». Intersection des rues Bengali et Gaëtan Lamy

Discordances temporelles. Au coin d’une rue, un bâtiment patiente. Il attend sa démolition. Le bistrot est fermé. Un temps suspendu. Depuis combien d’années ? Qu’est-ce qui rythme les démolitions ? Une programmation, avec un compte à rebours engagé ? L’opportunisme de la spéculation immobilière ? La question nous préoccupe avec Louis alors que nous remontons la rue Gaëtan Lamy. À La Plaine, le temps accélère. Les chantiers se succèdent. Les nouvelles constructions se multiplient. Et le temps se fige. Au coin de la rue Bengali, le temps est en pause. Une devanture de bar signale le passé politique du quartier. Un appel à la paix qui insiste. Il résiste aux démolisseurs. Une réminiscence. Les murs racontent. Se souviennent. Le temps se faufile. « Au bon coin de la paix », en devanture d’un bistrot. « La petite Espagne » nous adresse ce signe. Un (r)appel du passé. Les murs écrivent leur mémoire, avant que d’autres le fassent, des sociologues, des archivistes, des photographes, des historiens. Une mémoire bâtie et vécue, pierre à pierre. Elle résiste, et cède… D’autres prendront (peut-être) la main pour en documenter l’histoire, pour l’archiver et l’immortaliser. Lui retireront la vie, pour l’empêcher de mourir.

Altérations spatiales. Nous remontons la rue Cristino Garcia. La rue alterne bâtiments anciens, rénovés ou non, et immeubles neufs, certains prématurément vieillis. La rue Rubiano et son habitat écolo prend un air montréalais. Un nouveau quartier émerge de l’ancien, de manière fragmentaire, sans que l’on puisse deviner ce qui se dessine, mais peut-être s’agit-il justement de la forme que revêt un urbanisme né de la spéculation, dont la seule échelle est celle de la parcelle à bâtir, les parcelles se juxtaposant, sans se jouxter, créant une succession d’enclaves urbaines, délimitées symboliquement par leur qualité sociale et, plus sûrement, matériellement par grilles et codes. Cet urbanisme, d’évidence, travaille peu le commun. La vie devra l’inventer, malgré tout, néanmoins, souvent dans l’adversité, en s’efforçant d’additionner et d’accommoder les restes de cette somme de constructions. Le quotidien va devoir ruser avec cet encombrement bâti, qui provoque trop souvent du vide. Mais la rue reste active. Passante. Le caractère brouillon de cet urbanisme peut peut-être libérer des possibles. Est-ce que les plus pauvres peuvent continuer à vivre dans ce quartier ? Qu’en est-il du logement social ? Du logement ancien qui reste accueillant pour les moins bien lotis financièrement ?

Au-delà du quartier, de nombreux chantiers sont visibles, repérables aux grues qui les dominent. Le passage Dupont et l’impasse du Gaz ouvrent des perspectives vers ces autres bouts de ville, difficilement localisables, tant les grues sont nombreuses ; et leurs hauteurs très variables brouillent les repères et empêchent d’évaluer les distances. Quel est le chantier le plus proche ? Plusieurs espaces sont en attente. De quoi ? Un nouvel immeuble, un équipement public, un aménagement paysager ? Ces friches ne laissent rien deviner de leur avenir, même lorsque la Collectivité placarde ses projets et annonce « une nouvelle place, de nouvelles rues et des espaces rénovés ».

Nous atteignons le Passage Boisé. Il nous aide à comprendre ce qu’a été ce quartier, ce que fut « La petite Espagne ». Son tracé n’a pas été modifié, les maisons et immeubles n’ont pas été abattus. Sa traversée est un passage dans le passé. Mais ma formulation est injuste, car des personnes y vivent, et ce passage n’a rien de désolé, ni d’abandonné, même si quelques habitations sont murées. Une veille enseigne de lavomatic retient notre attention. Louis rapproche la présence de ce lavomatic des nombreux petits hôtels longtemps présents dans le quartier, qui hébergeaient des hommes seuls, des travailleurs isolés de leur famille.

Ce sera le dernier signe du passé que nous tenterons de décoder. Nous retrouvons la rue du Landy, nous prenons à droite l’avenue du Stade de France afin de rejoindre le RER, pour Louis, et le centre de Saint-Denis, pour moi.

En remontant la rue Cristino Garcia

Le lendemain matin, mercredi, je décide de retourner à la Plaine pour prendre quelques photos. Je quitte mon centre-ville de Saint-Denis sous un ciel assombri. Je crains la pluie. Au moins, cette luminosité maussade masquera la piètre qualité de mes prises de vue. Arrivé aux abords de Campus Condorcet, je décide de prendre en photo l’alignement de la rue Saint Gobain. Un groupe de personnes noires discute au coin, des réparateurs de rue. Je m’avance vers eux pour leur signaler que je vais photographier afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur ce que je saisis dans mon viseur. La rue, et non eux. Ils se méprennent. Ils comprennent qu’ils me dérangent et se décalent. L’un me lancera : « avec des vedettes comme nous, ça coûte ». Après avoir pris quelques photos téléphonées, je les rejoins. Je retrouve la personne avec qui j’ai rapidement échangé la semaine dernière. Ils sont d’humeur badine, et s’amuse de moi. Je leur explique ce que je fais là. Je leur désigne le Bâtiment Nord du Campus où je vais prochainement m’installer. L’un me dit en rigolant : « on va vous aider à chercher ». J’enchaîne. Je leur demande s’ils accepteraient de me parler de leur travail. Ils répondent immédiatement oui, toujours amusés. L’un me dit que cela fait 15 ans qu’il répare les voitures. Nous évoquons le temps d’avant le chantier où ils pouvaient s’installer rue des Fillettes, en bordure de la friche qu’était encore le site du campus. Je retiens cette idée de m’entretenir avec certains d’entre eux, mais je reste hésitant. Si je propose sur ce blog un récit de leur activité, je veux à tout prix éviter le côté « pittoresque », qui serait profondément irrespectueux, voire offensant. Et pourtant leur activité est inhabituelle – même s’ils sont très nombreux à l’exercer en Île de France – et suscite donc de l’étonnement. Comment parler de ce qui surprend sans se fourvoyer dans un exotisme singulièrement malvenu ? Je prends au mot leur interpellation « On va vous aider à chercher ». D’évidence, si je m’entretiens avec eux, ils sont co-producteurs de la recherche. Faut-il que j’envisage de rémunérer ce temps de recherche qu’ils mobiliseront pour moi (ou pour la « science » !), d’autant que ce temps sera pris sur leur activité de rue. J’incline fortement à penser que oui.

[Pascal Nicolas-Le Strat, 31 octobre 2019]

One comment

  1. DERIC Daniel

    Bonsoir,

    Je me suis laissé emporté par la vague poétique de ce récit du quartier de la Plaine qui avoisine la rue des fillettes que je connais si bien. Les petites rues qui, il y a encore quelques temps, étaient vivantes et où déambulait une population de travailleurs ouvriers (en effet, comme vous l’avez supposé).
    Votre récit est très parlant.

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